Le pouvoir du sens d’un mot : Aujourd’hui, la raison…

Le pouvoir du sens d’un mot : Aujourd’hui, la raison…

Vous connaissez sans aucun doute la raison d’Etat ? Les penseurs d’autrefois nous faisaient rêver d’un temps où l’Etat serait l’incarnation de la Raison à laquelle la Convention avait élevé une statue. Notre gouvernement a trouvé nettement mieux : la raison selon l’Etat. Ou, du moins, celle que les chômeurs, pardon, les demandeurs d’emploi, devront se faire quand on leur présentera « une offre raisonnable ». Jusqu'à il y a quelques temps, les textes officiels utilisaient l’adjectif « valable ». Il faut désormais être raisonnable. En langage vulgaire, on dira au bénéficiaire de l’allocation d’accepter le boulot qui se présente, même si c’est loin, mal payé et sans grand rapport avec sa qualification et son expérience. Le sens de la proposition ne change guère lorsque l’on décline un mot noble. L’employeur n’a plus besoin de faire une proposition valable, du moment qu’elle est raisonnable. Qui donc oserait s’opposer à la raison ? Ce n’est plus celle qui irradiait l’esprit des républicains, seulement celle qui radie le chômeur de trop longue durée.

Sous cette manière de s’adresser aux pauvres en leur conseillant, et même en leur ordonnant, d’être raisonnables, on perçoit cet accent un peu emprunté du bon patron surpris d’entendre un ouvrier réclamer une augmentation. Comment refuser d’aller gagner son salaire à 60 kilomètres, même si, en l’absence de transport collectifs, les carburants absorberont la différence entre les gains du travail et les revenus du chômage. Si toutefois cette différence est positive. Après tout, on peut aussi estimer qu’il serait raisonnable de travailler, même en gagnant moins, plutôt que de prolonger une activité déprimante. Quelle merveille que ce mot ! Voyons, soyez raisonnable ! On peut tout obtenir en prononçant cette injonction. Tout individu ayant atteint l’âge de raison se doit-il de travailler ? Comment ferait-il la fine bouche quand on lui propose de gagner dignement sa vie ? Il oserait donc refuser, en s’accrochant à sa situation d’assisté ! L’inactif est par définition un parasite. Il se plaint des délocalisations qui lui ont fait perdre son emploi. Mais il constituait un coût de production trop élevé, quand, à l’autre bout du monde, il se trouve des hommes courageux qui acceptent n’importe quel boulot, à n’importe quel prix. Des gens raisonnables, qui se contentent de peu et qui, en outre, se passent de Sécu et de retraites. Dans ces conditions, il sera déraisonnable de refuser un travail à deux heures de route de son domicile, quand les entreprises, elles, sont capables de se déplacer jusqu’en Chine. La raison des salariés a des milliers de kilomètres de retard sur celle des employeurs.

Nous vivons, décidément, une ère formidable. Les mots évoluent, le pouvoir actuel en joue avec une maestria admirable. Il y a longtemps déjà que les chômeurs sont devenus des demandeurs d’emploi. Les chômeurs chôment. Les demandeurs demandent. Et quand on demande, il faut bien être raisonnable. C’est qu’on ne peut pas tout exiger, quand on demande, on prend les offres. Le terme est passé dans le langage. On offre un emploi. On ne propose pas, on offre. C’est comme un cadeau. Une proposition se refuse ou se discute. Mais refuser une offre, surtout quand elle est raisonnable, c’est faire montre d’une ingratitude qui confine à la grossièreté. Or, si le chômeur d’autrefois était réputé vulgaire, paresseux, voire alcoolique, le demandeur d’emploi est appelé à plus de civilité. On lui a épargné la déchéance signifiée par le mot « chômeur ». Il est placé dans la noble logique de l’offre et de la demande, celle de ce sommet de la civilisation que l’on nomme économie de marché. Et voici que d’un mot le gouvernement lui ouvre les portes d’un monde. Il peut cesser d’être demandeur en acceptant l’offre, il fera enfin partie des gens raisonnables. De quoi changer une vie !

 

LC