Mais où est donc passé l'automne.

Mais où est donc passé l’automne.

 

Il semblerait que ça commence à sentir l’automne. Il fait un peu plus frais le matin et carrément plus frais le soir. Quelques feuilles commencent même à jaunir, c’est dire. On est tout de même presque un mois après la date officielle de l’inauguration de l’automne, qui dure trois mois, a déjà presque mangé un tiers de son temps. Honnêtement, vous vous en étiez aperçus, vous ? Normalement, en automne, on allume le chauffage, les feuilles tombent, on sort les pulls, on graisse le parapluie, on cire les bottes, on pense déjà aux cadeaux de Noël. Eh bien, rien de tout ça cette année. Octobre est déjà bien entamé et on se croit encore fin août. A la télé, on voit des gens se baigner dans la mer. Il fait encore plus de 20°C chez nous. Il ne pleut pas (en tout cas moins qu’en août). Tous les arbres ont encore toutes leurs feuilles (quoique, pour être franc, je ne les ai pas toutes comptées). Normalement, je devrais être drôlement content. Je n’apprécie pas de voir les feuilles tomber. Je n’aime pas voir les arbres sans feuilles. Je n’aime pas l’automne qui voit le noir gagner matin et soir, qui est froid, qui est humide, qui fout le cafard. Là, c’est comme qui dirait l’été qui joue les prolongations. Peut-être même qu’on va zapper l’automne et passer directement à l’hiver. S’il y a un hiver. Donc, je devrais être content.

Pourtant, je me sens tout chose. Pas vous ? Je suis à fond d’accord pour chanter, avec le vieux Bob Dylan, « les temps changent ». Mais beaucoup moins quand c’est le temps qui change. Le temps qui change le temps. L’été, c’est en été. L’automne, c’est en automne. Je ne sors pas de là. C’est du moins ce qu’on m’a appris à l’école, quand j’étais petit. Et j’aime autant vous dire qu’à l’époque les étés ressemblaient vraiment à des étés. Et les automnes à des automnes. Exactement comme dans les livres de classe, avec leurs beaux dessins de soleil sur la mer ou de chute de feuilles dans les forêts. Encore une fois, je déteste quand il fait froid, je déteste quand il pleut, je déteste quand il fait noir. Mais cette détestation fait partie du jeu : elle est rituelle, normale, habituelle. Parce qu’elle a une contrepartie : plus je déteste l’automne et le froid, plus j’adore le printemps, les premières feuilles, les premières chaleurs. Là, j’ai l’impression qu’on me vole quelque chose. On me vole le droit de ne pas aimer l’automne. On se balade en chemisette, on traîne à la terrasse des café, on rêve d’aller à la mer. N’importe quoi !

Vous allez me dire que c’est tout de même mieux dans ce sens-là que dans l’autre : quand l’été est tellement pourri qu’on passe directement du printemps à l’automne. D’accord, mille fois d’accord. Et pourtant, je me sens bizarre. J’ai l’impression d’être entré dans une autre dimension. De flotter dans un décor irréel, façon science-fiction. Ça doit être ce qu’on appelle l’horloge biologique. A force, le corps a pris des habitudes. Il attend la chute des feuilles comme j’attendais le Nîmes – Paris de 06h15. Si ça n’arrive pas, ça ne va pas. La seule chose qui fasse automne, c’est la nuit qui tombe de plus en plus tôt et finit de plus en plus tard. Mais justement : comme le reste ne suit pas (le froid, la pluie, les feuilles qui tombent…), ça fait encore plus bizarre. Imaginez qu’il fasse nuit le 20 décembre à 4 heures de l’après-midi avec 21°C à l’ombre, où on va, là ?

Le côté positif, c’est que ça oblige à réfléchir à tout ça : le corps, le temps, les saisons. La nature, quoi. On réalise combien on dépend de tout un microclimat, de toute une alchimie subtile et complexe qui fabrique l’humeur, le moral, l’adaptation au monde. Il y a un rythme, des rites, d’année en année, qui font partie de la grande négociation avec la vie. Ce petit décalage, cette année, cette petite perturbation obligent à y repenser, pour comprendre les symptômes dont on est affligés. Cette sensation qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Alors qu’on devrait être drôlement contents parce que l’automne, le triste automne, est en retard. C’est l’occasion de prendre toute la mesure du temps, le vrai, le temps qui fait tous les jours, les semaines et les saisons. Et de résister au temps qu’on nous fabrique, le temps de la télé, le temps des médias, l’urgence et l’accélération, l’hystérie, la précipitation, puis le long engourdissement, l’oubli, l’amnésie. On nous fabrique du faux temps, de la fausse durée, comme il y a de la fausse monnaie. Du temps artificiel, comme des fleurs en plastique. On nous impose des rendez-vous, on nous crée de l’impatience, on nous mitonne du suspense. On nous fait vivre par à-coups, par impulsions, on nous fait faire la course, le cœur à cent à l’heure. Puis on nous laisse en plan. Avant de nous lancer sur une autre urgence, à coups de « journées cruciales », de « semaines décisives », de « rendez-vous déterminants ». On est comme des cobayes dans leur cage, stimulés par une série d’impulsions électriques. Oui, nous sommes des cobayes. On nous prends pour des cobayes. On court comme des malades. On tourne en rond. On accélère. On s’arrête. On fait demi-tour. On repart. Au coup de sifflet des médias. Et on finit par être complètement détraqués. On se fait voler notre temps, notre façon à nous d’habiter le temps qui passe, à son rythme, au rythme des saisons.

Et voilà qu’un léger décalage, un retard d’automne comme un retard du train Nîmes-Paris, nous fait réintégrer notre temps, notre corps. Il y a quelque chose qui ne va pas. Quelque chose qui nous tracasse. Et c’est très bon signe, finalement. Le signe qu’on n’est pas des robots actionnés à distance, émotions, sensations, réactions. Il fait trop chaud en automne. Il ne pleut pas. Les feuilles ne tombent pas. Et on se demande ce qui se passe.

Bonne nouvelle : on est des hommes, finalement.

LC