Monde ordinaire ou monde parallèle ?

Monde ordinaire ou monde parallèle ?

 

Il y a peu de temps, je me trouvais dans une salle d’attente. Et pour passer le temps je me mis à parcourir un des magazines à ma disposition sur la table. Sur la couverture du magazine, quatre sujets : « les tornades », « le paradis sauvage en France », « les chasseurs de trésors » et « 19 milliardaires cherchent l’âme sœur. Et si c’était vous ? ». Avec cette invitation centrale : « Bienvenue dans le monde réel ».

Certains philosophes se sont échinés depuis des siècles à démontrer que le réel n’est qu’une fabrication de nos sens ou de notre entendement. Certains courants religieux nous ont conduits à penser que ce que nous appelons réalité n’est qu’illusion. La science, quant à elle, nous prouve que lorsque nous voyons un objet nous ne faisons que décoder la façon dont la lumière mobilise les terminaisons nerveuses de nos yeux. Ici, le magazine nous dit qu’il faut considérer comme réel ce qu’il nous montre : milliardaires esseulés, catastrophes, événements extraordinaires, etc…

Mais, surtout, le magazine propose une définition du réel : n’est réel que ce qui est dans un journal. Le réel, c’est donc la bulle médiatique. Hors de la représentation médiatique, point de réalité. Le journalisme, censé être le miroir critique du monde, est devenu le point d’où émerge le monde. Les événements ne sont plus pensés qu’en fonction du « choc » qu’ils peuvent occasionner dans les médias. Cela jusqu’à l’heure où ils se produisent : un événement est pensé pour pouvoir être couvert par le journal de 20 heures. Dire qu’un journaliste « couvre » un événement est d’ailleurs significatif de ce qui tient lieu désormais de réalité. Cette idée d’une réalité réduite, rétrécie, fabriquée, est énoncée dans un étonnant concept formé aux Etats-Unis pour désigner les techniciens des médias : ce sont des « professionnels de la réalité ». les médias sont devenus des sites de production du réel. « Bienvenue dans le monde réel » signifie moins « je parle de ce qui est réel » que « n’est réel que ce dont je parle ».

Cette prétention émane d’un journal à l’option éditoriale particulière, centrée autour du spectaculaire. Or, un événement ne se résume pas à cet aspect. Les événements sont des processus, des modes de transformation, des flux, des devenirs. Et non pas le processus gelé à l’un de ses points de paroxysme. Sinon, cela se résume à calibrer l’événement sur son unique capacité à produire des affects et de l’émotion. Considéré de cette manière, l’événement perd de sa substance et se transforme en cliché. Mais cet événement dévitalisé constitue pourtant l’unité de base d’un mode de fonctionnement social centré sur les médias et la médiatisation. Des jeux et du cirque : la logique de l’arène revient. Les médias chauds remplacent ce média froid qu’était le livre. Aujourd’hui, ce sont eux qui ont vocation à définir ce qu’est la réalité. Généralisé, cela fabrique une collectivité caractéristique de ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle le fascisme de divertissement.

Alors, une question soudain nous assaille : si le monde du magazine est le monde réel, ceux qui vivent dans le monde ordinaire vivent-ils dans un monde parallèle ?

LC