Rosalie et Brunie

Rosalie et Brunie.

 

J’aurais peut-être dû y aller. Mais où, pensez-vous ? Mais au Salon de l’Agriculture, bien sûr. Je sais qu’il est fermé depuis déjà deux semaines, ça ne fait rien, j’aurais dû y aller tout de même. Après tout, c’est le dernier salon où l’on se pose. Je serais allé dire bonjour aux vaches Rosalie et Brunie. Je suis sûr qu’elles auraient apprécié. Je suis un ami des vaches ne serait-ce que pour le lait, demandez à ceux qui me connaissent. Surtout depuis qu’on les a traitées de folles. Nous, les humains, qui traitons les vaches de folles ! C’est l’hôpital qui se moque de la charité. Heureusement qu’on entend pas ce qu’elles se disent, sur nous, le soir, entre copines, au fond de l’étable. Parce que, comme cinglés, on se pose là. Les vaches ne nous arrivent pas à la cheville. Depuis la plus haute antiquité, l’homme est un loup pour l’homme. Alors que la vache est une vache pour la vache. Et ce n’est pas la visite express (et pour la fermeture seulement) de l’agité de l’Elysée qui les aura fait changer d’avis. Même pas capable de rester cinq minutes à leur faire la conversation. Pas le temps de leur faire des compliments, de leur caresser la croupe. Des vaches qui viennent exprès pour ça, qui se sont pouponnées, brossées, peignées, manucurées, pour se montrer sous leur plus beau jour. Allez hop, une demi-heure pour faire le tour du Salon au galop, juste le temps de rouler dans la farine une fois de plus ces pauvres paysans, et il se casse. C’est pas beau de snober les vaches. C’est vraiment pas élégant. A mon avis, il n’a pas intérêt à aller se montrer dans les cours de ferme. Les vaches ont de la mémoire. Alors, que lorsque le patron est venu quelques jours auparavant, tu parles si elles étaient contentes ! Chirac, l’homme qui sait parler à l’oreille des vaches. Sous leurs grands cils rimmellisés, elles le couvraient des yeux. Il aura au moins fait ça, Chirac : rehausser notre prestige auprès des vaches. Ce n’est pas rien.

Mais il n’y a pas que des vaches, au Salon de l’agriculture. Il y a des chevaux gros comme des locomotives, capables de tirer derrière eux des tonnes d’arbres, de pierres, de tout ce que vous voulez. Quand j’était jeune, j’en connaissais personnellement deux, chez mon copain, fils de paysans. L’un s’appelait Pleurot. L’autre, Fagros. J’adorais crier : « Hue, Pleurot ! Hue Fagros ! ». Comme ils étaient sympas, ils faisaient mine de m’obéir. Ils étaient costauds, mon vieux, de vrais mastodontes. Pacifiques et gentils, d’accord. Mais ils me foutaient tout de même un peu la trouille. Un coup de sabot malencontreux, et hop, écrabouillé. J’en connais à qui s’est arrivé, pas très joli à voir le résultat. C’est comme les cochons. C’est rigolo, les cochons, avec leurs petits yeux et leur bouche qui se marre sous le groin. Mais quand c’est très gros, c’est nettement moins rigolo. Je sais de quoi je parle : j’en ai fréquenté chez le Pierrot. Je les trouvais très méchants. Il faut dire que j’étais nul à cette époque. Il n’a pas fallu longtemps aux cochons pour s’en apercevoir. Alors ils n’ont fait rien qu’à m’embêter. Sales bêtes. Les cochons qu’on voit au Salon ne sont pas sales du tout. Ils sont propres, mon vieux, nickel chrome. Passés au jet, à la brosse, à l’éponge, au polish. Comme quoi, les cochons ne sont pas sales par nature. Si on ne les met pas dans la boue, dans le fumier, dans le purin, ils sont mignons comme tout. De toute façon, dans les usines à cochons, ils ne sont ni propres ni sales ni rien du tout. Ils bouffent. Comme des cochons. En attendant l’abattoir. C’est triste. Remarquez, j’ai passé mon enfance à la campagne et souvent j’entendais en allant à l’école les cris des cochons égorgés par le Pierrot. C’est triste à dire, mais l’homme à cette faculté rare de s’habituer à tout.

Sinon, au Salon de l’agriculture, il y a aussi des poules, des coqs, des oies, des canards, de la volaille en pagaille. Les poules sont mes copines (j’ai d’ailleurs gardé « ce trait » une bonne partie de ma vie..). Je peux passer des heures à les regarder farfouiller avec leurs pattes dans la cour de ferme en faisant leurs petits bruits de gorge. Les coqs, eux, ne sont pas du tout mes copains. Ils sont beaux, je ne dis pas le contraire. Mais se faire réveiller par un coq à cinq heures du matin, franchement, ce n’est pas humain. Un coq qui chante à cinq heures du matin réveille un autre coq. Qui se met à chanter à cinq heures dix. Lequel réveille un troisième coq. Qui se met à chanter à cinq heures vingt. Et c’est parti, non-stop, jusqu’à huit heures. Qui est une heure décente pour se lever, même à la campagne. De toute façon, à l’heure où je vous parle, il pleut sur la campagne. Il pleut non-stop, depuis au moins huit heures ce matin. Il pleut sur les vaches, sur les chevaux, sur les cochons, sur les poules, sur les coqs, sur les oies, sur les canards. Et sur les humains. Sur moi, en particulier. L’herbe est verte, je ne dis pas le contraire. Mais l’homme ne vit pas seulement d’herbe verte. Il vit aussi de soleil. J’entends une certaine amie dire que je dis encore du mal de la Bretagne parce que je dis qu’il pleut. La faute à qui ? Au moins, au Salon de l’agriculture, il ne pleut pas. On est au sec. Il fait chaud. Les bêtes croient qu’il fait beau dehors. Ça leur donne le moral. Et puis tous ces gens qui viennent les admirer, c’est bon pour leur ego. Elles sont comme tout le monde, qu’est-ce que vous croyez ?

Sans faute, j’irai au Salon de l’agriculture l’année prochaine… Retrouver une partie de ma jeunesse. Car, regardez bien autour de vous, dans nos campagnes, voyez-vous encore beaucoup de vaches dans les champs ? Si vous avez la chance d’habiter dans un charmant petit village campagnard, entendez-vous encore le chant du coq le matin ?

Non, plus beaucoup du moins. A qui la faute me direz-vous ? Mais à l’homme bien sûr. Celui qui veut habiter à la campagne mais qui n’accepte pas les bouses de vache sur la route. Celui qui veut habiter à la campagne mais qui poursuit en justice, le cultivateur d’à côté pour nuisances sonores (le coq à cinq heures du matin, vous vous souvenez !). Oui, mesdames, messieurs, nous avons trouvé le moyen de faire disparaître de nos campagnes tous les animaux qui accompagnaient notre jeunesse et nous nourrissaient sainement…

 

 

LC