Savoir prendre des risques en toutes circonstances : cela vous arrive-t-il ?

Savoir prendre des risques en toutes circonstances : cela vous arrive-t-il ?

Un jour, à Belfort, avec un ami, nous avions décidé d'essayer un nouveau resto. C'est vrai que c'est agréable d'avoir ses habitudes dans les mêmes restos où l'on se retrouve rituellement, autour d'un bon petit repas. On n'entre, on dit bonjour à la ronde, le patron vous dit bonjour, il vient vous serrer la main, il vous trouve une table, c'est supersympa. De plus, on connaît la cuisine, pas de surprise, ni en bien ni en mal, on sait à quoi s'attendre. Et puis on retrouve des têtes connues, on se salue, on papote, à force on est comme chez soi. Tiens, ça me fait penser à une remarque d'un type dont je ne me souviens pas le nom, qui disait : « J'ai vu un restaurant où c'est écrit : ici, on mange comme chez soi. Si c'est pour manger comme chez soi, autant rester chez soi. » Tout ça pour dire que, si ça a du bon, les chemins connus, il faut parfois savoir sortir des chemins connus. C'est ce qu'on s'était dit, mon copain et moi. On avait entendu dire qu'un resto venait de changer de propriétaire, rue des Troquets (ne cherchez pas, elle n'existe pas, je ne me souviens pas du véritable nom). Et, à ce qu'on disait, ça valait le déplacement. En tant qu'éternel curieux et méfiant de nature, j'ai demandé qui était le « on » de « à ce qu'on disait ». là, c'est devenu extrêmement vague. Apparemment, quelqu'un avait dit à quelqu'un que quelqu'un avait entendu dire que ça valait vraiment le coup. Autant dire que ça m'avait tout l'air d'un tuyau percé.
D'où l'idée en bons fantassins d'aller en expédition, sur le terrain, pour vérifier par nous-mêmes si ça valait vraiment le coup. C'est un véritable métier, fantassin, qu'est-ce que vous croyez ? Sur la devanture, il y avait une grande banderole qui disait : « Changement de propriétaire ». Comme quoi le resto venait bel et bien de changer de propriétaire. Sur ce plan-là, au moins, l'info était béton. On est entré. Il n'y avait personne. A part le patron, je veux dire, qui attendait tranquillement derrière son bar. Il nous a bruyamment et chaleureusement salués, comme si on se connaissait depuis Mathusalem. Et avec, m'a-t-il semblé, comme un grand soulagement. Je me suis même demandé à cet instant si on n'était pas ses tout premiers clients. « Au moins, c'est calme », m'a dit mon ami. C'est tout le problème des resto où l'on va d'habitude : sympas, mais bruyants à mort tellement il y a de monde. Vous savez, bien sûr comment ça se passe : plus il y a de monde, plus c'est bruyant. Plus c'est bruyant, plus on est obligé de parler fort pour s'entendre. Plus on parle fort, plus c'est bruyant. Plus c'est bruyant... J'arrête ma démonstration. Alors que là, non. Un grand silence. A part la radio. Une de ces radios FM qui débite les tubes de l'année à la chaîne, tu déjeunes avec Dalida et Michel Delpech, bien obligé. On a cherché où s'asseoir. On avait le choix, vu qu'on était tout seuls. Le patron nous a indiqué une table dans le fond. Mais visible de la rue. Vous devez savoir que c'est un truc de patron de resto : les premiers clients, tu les installes à une table visible de la rue. Pour que les passants voient les clients et ne paniquent pas en voyant le resto vide.
« Le problème des resto vides, m'a dit mon copain, (pas trop fort, à cause du patron derrière son bar), c'est que tu te demandes pourquoi ils sont vides. Un resto plein, ça rassure, on se dit que ça doit être bon, sympa et tout. Et puis les gens ont besoin d'être avec d'autres gens. Un resto vide, c'est l'angoisse. Ou c'est vraiment trop mauvais. Ou c'est vraiment trop cher. Et c'est vraiment trop vide ». On a médité en silence sur cette forte pensée. Frappée au coin du bon sens, est-il utile de le préciser. N'empêche qu'on y était bel et bien, dans le resto vide. Comme qui dirait pris au piège. D'un autre côté, comme il venait tout juste de changer de propriétaire, est-ce que ce n'était pas normal qu'il soit vide ? Le temps que les clients se risquent, se fassent une idée, passent le mot... Si ça se trouve, avant le changement de propriétaire, c'était nul de chez nul. Et d'ailleurs, me suis-je dit d'un seul coup, est-ce qu'il y avait réellement un resto à cet endroit-là, avant le changement de propriétaire ? Je n'en avais aucun souvenir. En face, oui. En face, il y avait un de nos QG habituels. Mais là, non. Bizarre. Etonnant. Surprenant. Le monde est plein de mystères, me suis-je dit. Juste au moment où le nouveau propriétaire nous a tendu l'ardoise. Après tout, on était venu pour manger. Et pas seulement pour philosopher, d'autant que pour ceux qui me connaisse à cette époque, la philosophie n'était pas mon domaine de prédilection...
Il y avait une formule : entrée plus plat ou plat plus dessert, ou alors, entrée plus plat plus dessert, mais alors là, on explosait le budget. Pour l'entrée, on l'a joué classique : hareng pommes à l'huile. Quand on ne connaît pas, il ne faut pas prendre de risques inutiles. Hareng pommes à l'huile, normalement c'est sans surprise. Après : un foie de veau, un confit de canard. Et, sur l'insistance du patron, des pommes de terre sautées. A la réflexion, pommes à l'huile et pommes de terre sautées, ça ne faisait pas très équilibré mais compte tenu des activités de cette époque un tel excès ne prêtait pas à conséquence. Et tant pis. Faut également savoir faire plaisir à un nouveau propriétaire. Surtout si on reste ses seuls clients. Au café, un autre copain est venu nous rejoindre. Le patron n'en croyait pas ses yeux : tous ces clients dans son restaurant ! C'était l'ami qui nous avait dit : à ce qu'on dit, ça vaut le coup. Lui, il était allé déjeuner ailleurs. Il n'avait même pas confiance dans ses propres tuyaux... Il nous a demandé ce qu'on en pensait. Honnêtement, on lui a répondu : c'est honnête. Comme quoi on allait peut-être y revenir. Voire sans doute. Du coup, il allait peut-être (voire sans doute) se risquer à venir y manger avec des potes. Et puis les potes amèneraient des potes. Quand les gens passeront dans la rue et regarderont par la devanture, ils verront qu'il y a du monde. Pas trop. Juste assez pour ne pas être tout seuls. Et ils diront : ça n'a pas l'air mal, on entre ?
Tout ça grâce à qui ? Grâce à nous. Nous on a pris tous les risques. En vrais fantassins, l'aventure jusque dans la recherche du repas.

 

LC