Tunisie, Libye et après… Mais, pourquoi exactement ?

Tunisie, Libye et après… Mais, pourquoi exactement ?

Les bouleversements scientifiques et technologiques que nous connaissons (du biologique à l’électronique) représentent l’équivalent du passage au néolithique, l’ère où l’homme commença à cultiver la terre, à élever les bêtes pour mettre un terme à son errance et à se fixer sur un territoire. Dès lors que l’on retient cet enseignement, il faut bien en déduire les implications : des mutations de cette profondeur, aucun de nos ancêtres n’a eu à les subir depuis dix mille ans. La société que nous produisons ne peut-être comparée à aucune de celles qui nous ont procédées. Notre quotidien l’ignore, il reçoit les innovations avec un scepticisme blasé et il ne veut surtout pas voir que nous sommes les premiers acteurs sur une scène historique renouvelée de fond en comble.

Tout, absolument tout change. Notre alimentation, nos habitations, nos moyens de transport, nos familles, nos conditions de travail, nos relations entre individus et avec le reste du monde, la durée de notre existence et les médecines qui y contribuent, tout chaque jour se métamorphose, sauf la composante la plus essentielle de toute société, nos mode de gouvernement. Entre Georges Washington et Obama, entre Sarkozy et Louis XV, quelle différence ? des souverains trônant en leurs palais. Ils décident en dernier ressort de la guerre et de la paix, de la distribution des ressources, du destin de leurs peuples et de chacun des citoyens. Si Obama et Sarkozy s’entendent pour aller bombarder l’Iran, qu’y pouvons-nous ? Les soldats obéiront (et ce d’autant plus facilement et docilement que se sont des soldats de métier et non des « fils du peuple », plus malaisé à manipuler ), de toute façon, le Trésor déboursera, les parlements s’inclineront, quelques voix protesteront et après ? Tout se passera comme ils l’auront voulu et nous trinquerons tous sans l’avoir voulu.

Quand Guy Mollet, en 1956, s’engage pour de bon dans la guerre d’Algérie, tout se joue sur l’absence de discernement d’un seul homme. Johnson au Vietnam, même syndrome. Auraient-ils opté pour une autre voie, nous n’en serions pas à payer à ce jour la faute du chef. Napoléon, Charlemagne ne gouvernaient pas autrement. La démocratie nous a nantis d’une floraison de libertés mais nous a laissé bien peu de prérogatives. Le droit de vote et tout est dit. Imaginez que nous ne sachions pas en user, et c’est souvent le cas, nous nous retrouvons alors face au pouvoir d’Etat, nus, chétifs comme des vers. La souveraineté nous appartient et nous ne savons qu’en faire. Nous la déléguons et il l’exerce. Parfois, souvent, contre l’intérêt du peuple qui la lui a confiée. Jusqu’à présent, le système fonctionne. Fonctionnera-t-il perpétuellement ? Un jour, un dérèglement quelconque, mineur peut-être, grippera la machine. Des tensions terribles traverseront le pays. Le décalage entre les formidables avancées scientifiques et l’incroyable sclérose politique deviendra insupportable. La machine explosera. Cela s’appelle une révolution.

Les révolutions, dans le plein sens du terme, ne sont pas monnaie courante dans l’histoire. Elles explosent lorsque l’ensemble des structures de l’Etat s’affaissent et se pulvérisent irrémédiablement. L’Elysée ? Un squat. Les préfectures ? Des marchés couverts. Les policiers ? Des clochards apeurés. L’armée ? Evaporée. Les autobus, les entreprises tournent encore en attendant un nouvel ordre politique. Révolutions française, russe, mexicaine, chinoise, cubaine, iranienne, tunisienne, libyenne, on a vite dénombré les rares fois où, dans un pays, tous les appareils d’autorité se sont effondrés totalement et irréversiblement. Chaque fois, l’explosion se produit à la surprise générale. Personne n’imagine jamais que le monde dans lequel on vit peut s’écrouler et s’évanouir. C’est concevable, mais c’est impensable. Les bolcheviks, avant octobre 1917, se proclamaient révolutionnaires, mais dans leurs rêves les plus fous, ils n’imaginaient pas le triomphe qui les attendait. Si on avait prédit à Robespierre qu’il serait un jour plus puissant que le roi, il se serait bien diverti. Est-il des nôtres , le futur Robespierre en germe ? Notre siècle connaîtra-t-il en France, en Occident, une révolution politique semblable à celle de 1789 ? La question n’est pas aussi farfelue qu’elle paraît.

L’ère des révolutions s’ouvre, dès le début du XVIIIe siècle, avec les Lumières. Le gouvernement, l’éducation, l’innovation doivent être repensés. Faire table rase et inventer un monde juste devient l’urgence des philosophes. Tout au long des trois siècles suivants, on gardera l’œil fixé sur la ligne rouge de l’horizon utopique. Certaines pages de Jean-Jacques Rousseau pourraient être contresignées de Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine, sans en changer un mot. De la Terreur à la révolution russe (sans oublier la cambodgienne), une seule idée domine l’avant-garde : anéantir tout, et d’abord les hommes, pour édifier un « modèle de société » préconçu et fidèle à une claire vision du bonheur universel. Cette formidable mouvance convertit près de la moitié de la planète et s’étendit de tout son long sur le XXe siècle, dont on a pu dire qu’il fut celui de la chute du communisme. Euphémisme, car le communisme n’était qu’un « socialisme réel », comme le qualifia si justement Georges Marchais. Le socialisme n’est rien s’il n’est pas « l’appropriation collective de l’économie ». C’est ce qu’accomplirent soigneusement Staline, Mao, Pol Pot et consorts. Les autres socialistes ont – Dieu sait pourquoi – usurpé le concept pour le recycler en une bouillie au discours parfois surréaliste. Sur le Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, le socialisme s’est immolé et, avec lui, le rêve des « projets de société ». Le mastodonte des partis communistes, le chinois, s’est lui-même rallié au capitalisme et a invité les capitaines d’industrie au comité central. Le sentiment religieux parti se réfugier dans la sphère privée, pour la première fois nous nous retrouvons sans la moindre idée d’un « monde meilleur ». Qu’une voix s’élève pour proposer l’intervention de la collectivité dans tel ou tel secteur et le chœur de l’intelligence entonne le grand air du « jamais plus ça ». Les pouvoirs publics, irréfutablement, ont administré la preuve par le goulag que leur présence doit-être réduite au strict minimum, police, armée, diplomatie. Tout le reste est marchandise que l’on peut résumer d’une seule phrase : le gouvernement qui gouverne le mieux est celui qui gouverne le moins… Entre Pol Pot et Sarkozy, il n’y a rien. Tous les échafaudages des idéologues progressistes se résument désormais à un livre noir. Nous sommes montés sur le Mur pour démolir le socialisme et nous n’en sommes jamais descendus. Près de vingt ans ont passé, mais nous sommes restés figés à cet instant, à la sidérante révélation que Staline n’était franchement pas un bon samaritain. Si Staline est méchant, tout est permis.

Dépouillés de nos prophètes messianiques et des espérances de libération collective, il ne nous restait plus qu’à nous replier sur nous-mêmes, et nous nous y sommes empressés. Notre émancipation, nous la trouverons tout seul, chacun dans son cocon. Que les autres se dépatouillent comme ils l’entendent ; moi, je me battrai pour moi, rien que pour moi contre les autres. C’est la loi du tous contre tous, celle qui régente désormais nos existences.

La planète représente un marché peuplé de six milliards de vendeurs et de six milliards d’acheteurs. Total vend du pétrole, moi, je vends mon travail. Nous sommes l’un et l’autre des agents économiques qui obéissons aux mêmes règles. La loi nous met à égalité, égalité des droits, égalité des chances. Un, deux, trois, partez ! Le premier au but a gagné. C’est juste, n’est-ce pas ? Voyez Bill Gates, voyez les « Zillionnaires », presque tous sont partis de zéro et ils sont arrivés avant Total. Certains étaient des nullités à l’école, cela ne leur a pas fermé la route. Alors pourquoi pas vous ? La vie est une course, un marathon sans fin. Trente-cinq heures, vous plaisantez ? C’est trente-cinq heures par jour qu’il faut trimer et surtout ne vous accordez pas un seul instant de repos, les autres vous passeront dessus, vous piétineront, vous n’aurez d’homme que le nom, vous serez une loque infâme, un ver de terre, un moins que rien, un rien. Alors cours, cours, cours, la misère est derrière toi. Et sache-le une bonne foi pour toutes, tu es né seul et tu mourras seul. Jamais personne ne te tendra une main, tu es cerné par des chiens et des porcs. Le darwinisme social, sélection naturelle – les plus forts s’épanouissent, les autres crèvent -, devient le principe moteur de la nouvelle économie. En 2001, on demandait à un proche de Vladimir Poutine : avec l’abolition des subventions sociales, que deviendront tous les misérables qui empochent trente Euros par mois ? L’interlocuteur vous fixait droit dans les yeux et vous répondait : « Ils mourront, monsieur, ils mourront. » Il n’a pas fait erreur, ils sont en train de mourir et la population de la Russie comme celle de l’Ukraine, s’effondre chaque année. Voilà l’idéologie qui nous a été servie après la mort des idéologies. Une idéologie mise en musique par des gouvernants que rien n’arrête. Après l’espérance, la désespérance.

Pour les requins, la chasse était ouverte, ils ne se sont pas gênés. La libéralisation des échanges s’est accompagnée d’une prodigieuse création de richesses réparties, comme il se doit, selon la loi du plus fort. Aux Etats-Unis comme en France, à la fin des années 30, les gouvernements s’étaient efforcés de réduire les inégalités. Entre 1936 et 1975, la part des plus riches était passée de 20% du PIB à 5%. Fantastique progrès. Mais, entre 1975 et aujourd’hui, le balancier est revenu totalement en arrière et, de nouveau, un centième des Américains possèdent plus de 20% de la richesse nationale. La tendance se poursuit en s’aggravant. En France, on n’en est pas encore à ce point, mais on a pris la même direction, celle de la réaction, au sens premier du terme.

Pendant que les grandes fortunes atteignent des sommets inespérés, les hommes politiques amusent la galerie et la rassure : ne vous inquiétez pas, nous ne vous obligerons pas à vous serrez encore davantage la ceinture, mais vous comprenez, la Sécurité sociale va tomber en faillite si nous ne réduisons pas les remboursements. C’est dans l’intérêt de tous et surtout des plus démunis. Alors, encore un effort, rien qu’un petit effort. Les caisses de retraite ne pourront plus assurer les pensions des vieux, si vous ne travaillez pas un peu plus. Rien qu’un peu, quelques années de plus, c’est tout, cela vous fera du bien et le système continuera à fonctionner normalement. Il faut être raisonnable. Les universités vont périr dans le marasme, si vous n’y contribuez pas un peu. Rien qu’un peu, c’est pour le bien de vos enfants…

Et on pressure, et on pressure. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ?

Le moteur des révoltes tient beaucoup moins à l’état de dénouement ou de désespérance qu’au sentiment d’injustice. Le bonheur aussi bien que le malheur se quantifient par comparaison. L’infortune la plus profonde se supporte plus aisément quand elle est partagée, elle devient invivable au regard de l’opulence du voisin. Encore plus intenable quand l’instance arbitrale, l’Etat, prend le parti des prépondérants. La vision darwinienne s’échine à nous persuader que « c’est la vie ». « Life is unfair », « La vie est injuste », martelait Kennedy pour bien faire comprendre qu’il ne fallait pas rêver. En ce temps-là, on trouvait encore des Eglises pour nous réconforter. Ici-bas, tout va mal, mais là-haut, sous le règne de Dieu tout-puissant, l’harmonie et l’équité nous sont assurés. La justice, on la trouvera dans l’autre monde, après la mort. L’ennui, c’est qu’il n’y a plus grand monde pour écouter les prêtres qui, eux-mêmes, ne tiennent plus ce langage. Plus personne pour nous inviter à la résignation, même pas les média, de toute façon, inféodés au Pouvoir et qui verraient leur audience s’écrouler s’ils jouaient ce jeu. Des injustices grandissantes cohabitant avec une farouche intolérance à l’injustice, est-ce soutenable ?

Jusqu’où ? Jusqu’à quand ?

La souveraineté de l’argent roi, il faut le savoir, entame à peine sa course. L’hyperpuissance des multinationales prend des proportions rocambolesques lorsqu’une seule société, possède plus de biens que 180 pays, lorsque les 100 premières entreprises additionnent 30% du PIB mondial, lorsqu’un pauvre vend très librement un rein à un riche malade. Et ce n’est qu’un début. On peut imaginer sans mal des cauchemars, aujourd’hui abominables, devenant des règles de vie en société parfaitement légales et admises.

Jusqu’où ? Et jusqu’à quand ?

La force du capitalisme repose sur le respect scrupuleux de la loi. Des bénéfices colossaux, des salaires patronaux vertigineux, mais tout obéit à des règles intangibles sous la surveillance d’une justice insoupçonnable. L’entreprise est vouée au bien-être de ses salariés, de sa clientèle, de ses actionnaires et, finalement, de la collectivité toute entière. Puis, voilà qu’on découvre, avec la crise immobilière par exemple, que les banquiers, au lieu de se conduire en gestionnaires méticuleux, manipulent les sommes qui leur sont confiées comme des joueurs de casino. Profit immédiat avec, à la clé, des risques de faillite. Ils sont preneurs. Qu’ils touchent leur prime de fin d’années, après eux le déluge ! On nous décrit des comptabilités ultrasophistiquées, surcontrôlées et surveillées au centime prés par des organismes indépendants et implacables. On s’aperçoit un beau jour que ce n’était que du pipeau. Les audits sont truqués, les contrôleurs stipendiés, les PDG des escrocs. Epargnants ruinés, salariés au chômage, managers en prison, entreprise démantelée pour revoir le jour, quelques temps plus tard, sous un autre nom. On croyait avoir affaire à de géniaux créateurs de richesses, on réalise, accablés, qu’ils n’étaient que de vulgaires voyous. Les supportera-t-on encore longtemps ?

Jusqu’où ? Et jusqu’à quand ?

Il est à peu près aussi idiot d’annoncer une révolution que de pronostiquer l’impossibilité de toute nouvelle révolution. A première vue, tout irait dans le sens des prophètes de « la fin de l’histoire ». Il n’y a plus personne pour avancer le projet d’une autre société que la nôtre. Aménager les règles qui nous régissent, ajouter plus de justice, atténuer les souffrances, oui. Mais déconstruire notre société pour en reconstruire une autre de toutes pièces, personne, pas même parmi les gauchistes les plus enragés, ne nous dessine les plans d’un système de remplacement. Tout nous incite à conserver le meilleur de ce que nous avons plutôt que de nous lancer à corps perdu dans une utopie qui nous mènera à bien pire que notre existence d’aujourd’hui. L’intuition aussi bien que la raison nous dictent la mesure. Mais la raison n’a pas toujours raison.

Car les tensions qui nous traversent sont là, bien palpables. Les deux tiers de l’humanité survivent dans la pauvreté et ils ne nous sont plus étrangers. Nous les voyons, ils arrivent chaque jours jusqu’à nos rivages et au cœur de nos capitales. Aucun des remèdes préconisés ne tient la route. Ces migrations n’ont rien à voir avec les grandes invasions, ce n’est que le simple corollaire de la mondialisation. Les marchandises et les capitaux circulent, pourquoi pas les hommes ? Un ouvrier éthiopien gagne chez lui 30 € par mois. En Allemagne, le travail industriel coûte 30 € l’heure. Aucune force ne freinera l’irrésistible attrait de la richesse. Dans les vingt prochaines années, on extraira plus de métaux et d’hydrocarbure (sans aborder un autre problème tout aussi crucial : l’eau) que dans toute l’histoire. Nos richesses ne sont évidemment pas un puits sans fond. Comment se partagera-t-on les dernières miettes ? Que fera-t-on quand tout sera mangé ? N’en doutons pas, quelque chose éclatera.

Le sang de notre économie n’est plus dans la production, il s’est réfugié dans la finance, domaine face auquel les plus savants donnent leur langue au chat. La crise financière de 1929 a déclenché des bouleversements calamiteux, à commencer par la montée du nazisme. Pourquoi s’est-elle produite ? Aujourd’hui encore, on n’en sait rien ! Nos crises financières actuelles, nous sommes loin de sortir de la dernière, ont été aussi imprévisibles, aussi indéchiffrables. Sommes-nous à l’abri d’un Big One, d’un cataclysme monétaire et financier mondial ? Les spécialistes assurent que l’hypothèse la plus probable est qu’il se produira. Pour quelle raison ? Peut-on l’éviter ? Silence, on est dans le noir. Quelles seront les conséquences sociales et politiques de ce séisme ?

Si une révolution devait un jour éclater dans notre monde capitaliste, elle ne ressemblerait, à coup sûr, à rien de ce que nos ancêtres ont connu. Il n’y aura ni prise de la Bastille ni chute du Palais d’Hiver. Autre chose. Mais n’en doutez pas : la bombe explosera.

 

LC